Конкурсное задание 2019
L’Envers du décor
Florian ZELLER
PERSONNAGES
ISABELLE
DANIEL
PATRICK
EMMA
La pièce fait cohabiter deux niveaux de langage : celui de la conversation courante, et celui de la pensée secrète des personnages. Pour plus de lisibilité, tout ce qui se tient en dehors du champ de la conversation est écrit en gras. Il faut que cette distinction entre le « on » et le « off » soit très claire pour les spectateurs. Ces pensées sont parfois comparables à des « apartés » classiques. D’autres fois, elles correspondent à un étirement du temps réel et impliquent, donc, une réinvention du temps théâtral.
1
Isabelle est en train de corriger des copies dans le salon. Daniel entre et constate qu’elle est là. Il s’apprête à traverser la pièce quand Isabelle, sentant une présence, se tourne vers lui. Il lui fait un signe de la main, signifiant qu’il ne veut pas la déranger et indique le buffet : il va juste se servir un verre. Elle retourne à ses copies, Daniel se sert donc un verre, tout en observant de loin Isabelle. Cela peut durer un certain temps.
ISABELLE : (sans même lever la tête de ses copies) Je croyais que tu faisais attention.
DANIEL : Hein ?
ISABELLE : Je croyais que tu faisais attention à ta ligne.
DANIEL : Je fais attention. La preuve… (Isabelle le regarde et lui sourit, comme pour lui donner raison.) Mais ce soir, je ne sais pas, j’ai envie d’un verre. Je t’en sers un ?
ISABELLE : Non, merci. Je dois d’abord finir de corriger ces copies…
Elle retourne à ses copies et continue de travailler, comme s’il n’était pas là. Un temps.
DANIEL : Tu n’as toujours pas terminé ?
ISABELLE : Non.
DANIEL : Pas trop désespérant ?
ISABELLE : Si.
Un temps.
DANIEL : C’est une des raisons pour lesquelles je n’aurais pas pu enseigner… Toutes ces copies… (Un temps. Comme à lui-même.) Alors ? Qu’est-ce que tu attends ? Lance-toi… (Il boit une gorgée de son verre et prend son courage à deux mains.) Je…
ISABELLE : (toujours sans le regarder) Hum ?
DANIEL : De quoi j’ai peur ? C’est complètement idiot. Après tout, je n’ai commis aucun crime. Tu lui dis les choses telles qu’elles se sont passées, tout simplement.
ISABELLE : Tu disais ?
DANIEL : Hum ?
ISABELLE : (toujours dans ses copies) Tu as dit quelque chose ?
DANIEL : Moi ? Non. Je… je pensais, c’est tout. Je réfléchissais. En buvant un verre. Très bon, ce whisky d’ailleurs… Très… (Il cherche le terme approprié, avant d’abandonner.) Non ? C’est un de mes auteurs qui me l’a offert pour la sortie de son livre. (Un temps.) Mais je te dérange, peut-être…
ISABELLE : (toujours sans le regarder) Non, non, pas du tout… Je déteste quand il reste planté là, à me tourner autour. Qu’est-ce qu’il veut ? Il ne voit pas que je travaille ? Pourquoi il ne va pas dans son bureau ? Ou ailleurs…
DANIEL : C’est le bon moment, elle a l’air de bonne humeur. Autant en profiter. Allez… C’est… Comment dire ? C’est…
ISABELLE : Hum ?
DANIEL : C’est… à quel sujet ? Je veux dire… tes copies…
ISABELLE : Guerre de Crimée.
Daniel hoche la tête pour signifier son appréciation du sujet.
DANIEL : Ah, oui. Quand même… Ça ne rigole pas.
ISABELLE : Je dois les rendre demain matin. C’est pour ça.
DANIEL : Je serais actuellement incapable de faire une dissertation sur la guerre de Crimée.
ISABELLE : Sans blague…
DANIEL : On apprend des choses qui s’évaporent presque aussitôt de nos mémoires… C’est désespérant. Non ? Remarque, je n’ai pas fait d’études très poussées en histoire, mais je pourrais faire le même constat concernant des matières auxquelles j’ai consacré des dizaines et des dizaines d’heures…
ISABELLE : Bon. Apparemment, il a envie de parler. (Elle pose ses copies. Regarde sa montre. Elle semble contrariée.) Et toi ? Tu n’avais pas ton comité de lecture aujourd’hui ?
DANIEL : Oui, oui. C’était tout à l’heure. Mais ça s’est fini un peu plus tôt que prévu.
ISABELLE : C’est ma chance…
DANIEL : Hein ?
ISABELLE : Rien. Et alors ?
DANIEL : Et alors, tout s’est bien passé. Je leur ai présenté les auteurs que je voulais publier à la rentrée…
ISABELLE : Très bien.
DANIEL : Oui.
ISABELLE : Je suis contente pour toi.
Elle sourit d’un sourire qui paraît forcé et, ayant l’impression de lui avoir donné un gage, retourne à ses copies. Un temps.
DANIEL : Allez… Il n’y a aucune raison d’avoir peur. D’ailleurs, le mot « peur » est très exagéré. Disons que j’appréhende le fait de devoir le lui dire. Ou, plus précisément, j’appréhende sa réaction. Parce que je sais très bien comment elle va réagir. Donc on ne peut pas parler de « peur ». Non. (Elle regarde ; il sourit un peu niaisement – comme s’il pouvait craindre d’être entendu par elle. Elle revient à ses copies. Il reprend.) Non. Le terme exact serait plutôt « appréhension ». Voilà. J’ai de l’appréhension. Mais je n’ai pas « peur ». Peur, moi ? Non ! Non ! Quelle idée ! Je n’ai pas peur ! Quand même ! Je ne suis pas un enfant. Ah, ah… Non ! Ah, ah…
Il rit tout seul. Isabelle tourne de nouveau la tête vers lui, en fronçant les sourcils.
ISABELLE : Tout va bien ?
Il cesse de rire d’un coup, comme pris en flagrant délit.
DANIEL : Hein ?
ISABELLE : Tu as l’air étrange.
DANIEL : Moi ?
ISABELLE : Oui. Non ?
DANIEL : Non.
ISABELLE : Tu es sûr ?
Ils se regardent les yeux dans les yeux. Suspension.
DANIEL : Vas-y, c’est le moment.
Un temps. Il reste bloqué. Rien ne se dit.
ISABELLE : Tant mieux. J’avais l’impression.
Elle retourne à ses copies. Un temps. Ne sachant pas quoi faire, il attrape un journal qu’il fait semblant de lire.
DANIEL : Non, mais là, elle travaille. Ce n’est peut-être pas le moment de l’embêter avec ça. Après tout, rien ne presse. Je lui dirai tout à l’heure… Avant de passer à table. Oui, voilà, juste avant de passer à table, je lui dirai, l’air de rien : « Tiens, à propos, j’ai croisé Patrick aujourd’hui, et je lui ai proposé de venir dîner à la maison… » Forcément, elle comprendra ce que cela implique. Elle comprendra tout de suite, et elle me dira : « Tu n’es quand même pas en train de me dire qu’il va venir dîner ici avec sa nouvelle copine ? » Je l’entends déjà. Au mot près. « Tu n’es quand même pas en train de me dire… » Et l’emploi du terme « copine » pour bien me faire sentir à quel point elle désapprouve cette histoire… « Tu n’es quand même pas en train de me dire qu’il va venir dîner ici avec sa nouvelle copine ? » Évidemment qu’il viendra avec elle ! Qu’est-ce que j’y peux, moi ? C’est tout à fait légitime de sa part. C’est notre ami. Il a envie de nous la présenter ! Merde !
Elle se tourne de nouveau vers lui, ayant peut-être senti son agitation intérieure. Paniqué à l’idée d’être démasqué, il sourit aussitôt, l’air de rien.
ISABELLE : Tu dois avoir faim, non ?
DANIEL : Oh, tu sais… Ça va.
ISABELLE : J’essaie d’avancer encore un peu. Mais si tu as faim, il y a tout ce qu’il faut dans la cuisine. Ne m’attends pas. Je ne suis même pas sûre de dîner ce soir…
DANIEL : Tu n’as pas faim ?
ISABELLE : Pas tellement. Et surtout, j’ai du travail.
DANIEL : D’accord.
ISABELLE : Au moins, ça a le mérite d’être clair…
Elle revient à ses copies.
[…]
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