Конкурсное задание 2018

Jean PORTANTE

Un Monde Immonde, Le Jeudi, Luxembourg

Il y a une guerre sourde, sournoise, implacable, dont personne ne parle. Elle ne fait pas la une des journaux. Elle n'apparaît ni sur le petit ni sur les grands écrans. Elle se propage au galop et sème ses ravages. Elle participe de la dérive. C'est la guerre des mots. Ou, plus précisément, la guerre contre le mot.

En apparence, nous nous parlons encore. Nous y mettons encore toutes les formes. Nous tentons encore de ne pas trop malmener syntaxe ni lexique. Les phrases qui apparaissent devant nous ont l'air d'être bien faites encore. Rien n'en trahit l'usure. Mais en réalité, dans le centre même de la parole, un travail de sape systématique creuse un tunnel sous le sens. Il y a écroulement de sens. Il y a, surtout, évidage. Il y a, comme le dirait Bernard Noël, "sensure".

Voilà l'enjeu de la guerre contre le mot. Petit à petit, sans que personne ne crie gare, sans qu'il n'y ait déclaration ouverte, sans qu'on ne l'étale au grand jour, la machine à évider les mots grignote le sens de la parole. On la retrouve à l'œuvre partout, cette machine.

Un mot magique, essentiel pour la vie en commun, a été détourné pour l'occasion. Le mot communication. Il y a en lui ce que l'humain a de plus précieux : l'échange avec l'Autre. Donc le respect de l'Autre, la connaissance de l'Autre, bref, la vie en commun. Dans la bouche des politiques, des argentiers et de tous ceux qui participent à l’écroulement du sens cependant, la communication n'est même plus l'ombre d'elle-même. Communiquer signifie soudain faire acheter dans un emballage attrayant ce que jamais nous n'achèterions.

La communication nous vend ce que nous ne voulons pas acheter. Les vendeurs s'évertuent à qui mieux mieux pour faire passer vers le grand nombre des idées et des propositions dont le grand nombre ne voit pas l'intérêt, puisque ces idées et ces propositions ne sont pas au service du grand nombre.

Ce sont des vendeurs d'emballages vides. Ils fonctionnent par slogans. Ils vendent du toc. Ils parlent par formules préfabriquées. Ils appauvrissent le mot. La langue. Et non contents de briser la chaîne communicative, ils s'adonnent à leur jeu favori, le plus dangereux parmi tous, qui est celui du formatage des cerveaux.

Il est sans doute là, l'enjeu central de la guerre qui sévit. Dans le formatage du cerveau. Les mots, ne l'oublions pas, sont de la pensée qui descend dans la bouche. Mais le chemin n'est pas à sens unique. Les mots descendent du cerveau et remontent sans cesse vers lui. Les évider de leur sens fait monter du vide vers le cerveau. Du slogan. Qui, à la longue, dans l'incessant va-et-vient entre le penser et le parler, installe durablement l'usure du sens dans l'esprit.

C'est là que gît le levier magnifique du mot poétique. La poésie, l'écriture littéraire en général, celle qui sans cesse réinvente les mots, celle qui sans cesse les sauve de l'écroulement, est une arme nécessairement efficace contre les videurs de sens. Une arme clandestine. Le poète, l'écrivain, travaillent dans la clandestinité. Leur outil, ce sont les mots. Les mots mis en relation entre eux, pour se rencontrer pour la première fois, pour créer sans cesse des images inédites. Des mots qui se moquent du temps et du lieu et disent l'irremplaçable odyssée de l'humain. Des mots qui placent chacun d'entre nous au centre de la vie en commun. Des mots qu'on ne peut ni acheter ni vendre.

Le mot poétique— l'art tout entier — dérègle la machine à formater les cerveaux. Il en est le résistant principal. Il est du côté du sens.

 

Новости

Опрос

Удобен ли наш сайт?

Общее количество голосов: 128