La semaine vécue dans la famille orthodoxe qui les avait recueillis fut pour les enfants, pleine de bonheur. La liberté était absolue, ici comme dans le logement de la ville basse, mais chez les Russes, c’était juste de l’insouciance tandis que dans la maison juive, on voyait trop clairement qu’elle était engendrée par des soucis trop cruels pour leur laisser le temps de se préoccuper et que l’on n’attendait que l’instant où la chance tournerait pour changer d’attitude. Ici, un aimable laisser-aller régnait parmi les vieux et les jeunes, la mère, la grosse générale, n’eût pas plus songé à priver sa fille aînée, Vera, âgée de seize ans, de disparaître toute une nuit, sous le prétexte d’aller coucher chez une camarade de classe, ou de défendre à sa fille cadette, Zina, qui en avait huit, de courir pieds nus dans le jardin trempé de pluie, que de s’interdire à elle-même les longs repos qui lui donnaient les douloureuses crises d’asthme ou des parties de cartes, commencées à huit heures du soir, terminées à l’aurore.

Rien n’était plus singulier et plus captivant pour des enfants que ce calme, ces longs repos, où personne ne parlait d’argent (à quoi bon ?). Toutes les familles russes vivaient des héritages ou des pensions de l’Empereur. La fortune venait en dormant ; il ne fallait pas courir et s’user les souliers et le cœur à la chercher. Personne ne s’inquiétait pour l’avenir. On s’en remettait à la protection de la Providence, à la protection de l’Empereur ou à la mort d’une des tantes à héritage. Se confier à Dieu pour la maladie et la mort, et les heures coulaient avec une délicieuse lenteur.

La maison était vieille, délabrée, rarement balayée dans les coins sombres, pour cela aucun changement avec l’appartement de la ville basse, mais il y avait partout de profonds fauteuils, de grands divans, d’antiques tapis rongés aux mites, jetés dans les coins où l’on pouvait se vautrer et dormir. Il n’y avait pas d’heures fixes pour se lever, se coucher et manger : à midi, les uns sortaient de leurs lits, les autres y entraient. Jamais la table n’était desservie. Quand on arrivait au dessert, apparaissait tout à coup Zina avec une amie de lycée ou un des trois cousins étudiants qui habitaient chez la générale, et la maîtresse de maison faisait de nouveau apporter de nouveau le potage. Pour tenir compagnie aux nouveaux venus, on recommençait à grignoter une tartine, une côtelette, un peu de choux rouges, du blanc-manger. On bourrait les enfants de sucre, de grands verres de lait, d’œufs frais et de cuillers d’huile de foie de morue pour leur activer l’appétit. La nuit on soupait. A deux heures du matin, la servante ensommeillée apportait des plats et encore des plats chauds, parfumés, agréables à l’œil comme au palais et on mangeait encore pendant que pâlissaient les vitres, à l’aube.

Lilla, Ben et Ada restèrent là huit jours, mais ils savaient parfaitement qu’on les eût volontiers gardés six mois ou un an. On avait avec eux l’attitude traditionnelle de la bonne société russe que les circonstances mettaient en contact avec les juifs : « tous les youpins sont des salauds mais nous sommes tous de pauvres pêcheurs. Chacun a ses défauts et Salomon Vronovitch, mon médecin, ou Arkady Israélitch, mon homme d’affaires ne ressemble pas du tout à un juif. »

Lilla, Ada et Ben, non seulement ne se sentaient pas dans un milieu hostile mais jamais ils n’avaient vu autour d’eux autant d’universelle bienveillance. La bienveillance, c’était vraiment la marque distinctive de ces Russes de province. Ils étaient en paix avec Dieu et les hommes. Une existence large et aisée, des domestiques nombreux et mal payés, l’amour et le respect du désordre, plus un atome de discipline, aucune exigence ni envers soi-même ni envers les autres simplifiaient merveilleusement la vie.

Ada et Lilla partageaient la chambre des filles de la maison. La grosse Zina dormait mais Ada écoutait les confidences qui s’échangeaient dans les ténèbres entre les deux jeunes filles et bien des choses auxquelles jusqu’ici elle n’avait pas pensé, se révélaient et formaient de séduisantes, de dangereuses images.

Ayant entendu certains des récits de Zina (ou Léna), Ada regardait avec beaucoup d’attention une scène qui se reproduisait quelques soirs par semaine. La générale jouait aux cartes. Sa fille aînée apparaissait. Elle était grande et blonde avec d’inquiétants yeux pâles. Elle tenait à la main une petite valise contenant des effets pour la nuit.

-   Maman, je couche chez une amie.

-   Bien, mon enfant.

Jamais une question. Sur les joues fanées de la générale, Léna posait un baiser. La petite main tendre et grasse de la générale, de cette douceur particulière aux mains qui n’ont jamais touché un torchon, le manche d’une casserole ou une aiguille, se levait et traçait le signe de la croix sur la tête inclinée de la jeune fille…Dieu soit avec toi, mon enfant.

Ada se demandait si la mère était complaisante ou simplement sotte. Tante Rhaïssa surveillait Lilla maintenant qu’elle grandissait et que son exploitation pouvait être dirigée. Ici, naturellement, rien de tel, mais une sereine indulgence. « La jeunesse…tout le monde est passé par là…Dieu l’aidera. D’ailleurs on ne va pas contre sa volonté. S’Il le désire, il veillera sur son enfant, et s’Il veut l’abandonner aux pièges du démon, que pourrais-je faire ? », voici sans doute ce que pensait la générale.

Mais après avoir quitté cette maison et surtout le jardin, vaste, sauvage, aux arbres blancs, à la terre molle et duveteuse sous la neige de février, pour la première fois Ada jugea sa vie et se trouva malheureuse.

Des changements importants pour elle devaient d’ailleurs survenir cette année-là dans l’existence de la famille. Tout d’abord le grand-père mourut. Depuis la nuit du pogrom, il avait paru frappé d’une sorte d’hébétement. Il marchait à peine, ne se nourrissait plus. Il s’éteignit bientôt et avec sa mort disparut la raison majeure qui les forçait à habiter la ville basse. En un an, la situation du père s’était améliorée brusquement : chez les juifs, tout se faisait par sauts et par bonds. Bonheur et malheur, prospérité et misère fondaient sur eux comme le tonnerre du ciel sur un bétail. C’était cela qui engendrait en eux à la fois une perpétuelle inquiétude et un indicible espoir.

 

Extrait non publié

LES CHIENS ET LES LOUPS

Avec l’accord de Nicolas Dauplé et de l’IMEC, ayant-droit patrimoniaux

et d’Olivier Philipponnat, ayant-droit moral

 
 
 

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